niak2 Francis Traunig - photographe
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Réflexion photographique sur les utilisateurs d’armes à feux. Travail exposé au centre de la photographie de Genève en 2003.


Le regard de l’arme.

Mon premier portrait d’utilisateur d’arme à feu remonte à plus de douze ans. Je me souviens qu’un de mes collaborateurs - apprenti à l’époque - me demanda avec une gravité toute solennelle, s’il pouvait m’avouer quelque chose. Il se tut pour laisser la place un long silence…

« Je tire ! » déclara-t-il.

J’ai été bien plus désarmé par la précaution qui entourait son aveu, par son regard ardent qui sollicitait ma compréhension, que par la pratique de sa passion. Car enfin, je savais que les stands de tir existaient, je savais que certains, dans mon entourage s’adonnaient au tir sportif, d’autres au tir militaire obligatoire, bref, l’arme à feu, sans que je n’y prête aucune attention particulière faisait partie de mon environnement depuis des lustres. C’est probablement sous un sapin de Noël que je reçu ma première pétoire. J’ai traversé, comme des milliers d’enfants le salon en criant « Pan, pan, pan ! » gavé de films de John Wayne, puis m’en suis lassé. Un peu plus tard, pas encore tout à fait un homme, je me retrouve debout au pied d’un drapeau entouré de pleins d’autres comme moi, bassiné par des airs de fanfares. On me tend solennellement un fusil d’assaut ; fini de jouer, les choses sérieuses commencent, je me retrouve de plain pieds dans le monde des adultes. En refusant mon arme, ce jour-là, je fus exclu, enfermé et questionné par un psychiatre militaire qui me révéla que le rejet souvent flirte avec la fascination.

Mon apprenti, pour en revenir à sa passion, m’invita à la partager en l’accompagnant au stand où il avait ses habitudes. Je découvris en sous-sol une corporation incroyablement variée. J’insiste sur ce point : si certains tireurs sont mus par des motivations obscures, beaucoup d’autres sont de vrais passionnés, des sportifs, des amateurs de belles mécaniques…

Je fus troublé de sentir dans le regard de l’individu armé un aplomb qu’il n’avait pas, désarmé. L’arme pare le tireur d’une expressivité intense et contenue que je me suis mis à rechercher dans les regards en faisant ces portraits.

Mais ce trouble peut-il être partagé ? Est-ce possible d’accepter cet autre qui ébranle de son arme mes préjugés ? Cet autre qui brandit une image - car l’arme est aussi une image - derrière laquelle le tireur se tapit parfois, avec laquelle, aussi, il marque sa différence. Un homme armé (et de surcroît : un pays) envisage-t-il son rapport avec le monde, avec son voisin, son interlocuteur, de la même manière que celui qui ne le serait pas ?

Je suis alors sorti des stands pour aller dans les préaux et photographier des enfants qui, lorsque je déclenchais, actionnaient la gâchette et criaient « Pan, t’es mort ! ». J’ai rencontré des collectionneurs pour qui l’arme était la chair d’une époque, des artistes qui tiraient au pistolet dans leurs spectacles, des inspecteurs, des tireurs d’élite, des soldats malgré eux, des férus de méditations, d’autres de certitudes patriotiques, bref, toute une palette de gens ordinaires, parfois un peu méfiants, mal à l’aise, parfois enjoués, quelque fois à califourchon sur le pathologique… La photographie, alibi de ma fascination, m’a permis de faire ces rencontres que je n’aurais probablement pas osé faire sans mon appareil photo.

En multipliant les rencontres je me suis rendu compte que l’arme à feu, ou sa représentation, balisait invariablement mon quotidien : dans le journal, sur une affiche de cinéma, à la télévision aux nouvelles, dans la rue à la ceinture d’un policier, en bandoulière d’un soldat sur un quai de gare ou alors sous forme de jouets, au parc où crapahutent les enfants.

Pourrons-nous un jour échapper au regard de l’arme ? Alors que paradoxalement, elle semble être la seule à nous protéger d’elle-même…


Francis Traunig
Le regard de l'arme