niak2 Francis Traunig - photographe
>francis traunig>
 
 
 
 
1

Texte accompagnant la photographie d’un nombril de photographe exposé chez Hors-Jeu en décembre 2003.


Moi Je. (ou les recettes pour faire de mon nombril une œuvre d’Art)


«Aimez-moi !» proclame l’artiste du haut de sa cimaise.

« Regardez comme je sais m’abstraire pour laisser à ma création le soin de dire, mieux que moi tout entier, que j’aime être aimé. Sinon, pourquoi précipiterais-je toutes ces oeuvres vers vous? Pourquoi ressasserais-je, encore et toujours, cette obsession à vouloir rendre visible l’invisible, palpable ce qui coule au fond de moi ? Regardez papa, maman, monsieur, Mon Dieu, regardez comme j’existe, comme j’exulte, comme je vis, alors que si peu ME voient. »

Il est aujourd’hui bien plus facile de devenir Artiste que de perdre cinq kilos.

Vous voulez savoir comment ? Suivez le guide !

Il vous faut tout d’abord un bon carnet d’adresses : courtisez sans relâche les galeristes, les conservateurs de musée, courtisez ceux qui ont besoin de vous pour à la fois remplir leurs espaces et s’enfler de discours sur l’art. Ils utiliseront votre travail comme escabeau à ego, tout à votre profit, si vous savez faire semblant d’être sincère. Ne parlez jamais argent avant d’avoir le pied dans la porte de quelqu’un qui s’intéresse à vous. Ça fait vulgaire et dissipera le flou dans lequel vous devriez enrober vos élans créateurs.

Sachez ensuite que le sujet importe peu, puisque tout, absolument tout, a déjà été dit. Le véritable talent est de revendiquer, mordicus, la paternité de l’idée que l’on s’échine à défendre, que l’on soit peintre, écrivain ou photographe. Mille idées traînent autour de nous, il suffit d’en cueillir quelques unes et de les mettre sur pieds. Voyez Nicolas F. Pensez à Francis T. ou encore à Alan H., véritables champions de la cosmétique de l’élan créateur. On prendra garde à vêtir l’idée arrachée à son terreau d’origine d’un vêtement stylistique propre pour s’arroger, sans complexe, la légitimité artistique de l’œuvre à venir.

Vous devez savoir aussi que la liberté d’expression n’implique pas la maîtrise de la technique, comme l’ânonnent certains puristes. Entourez-vous simplement de gens compétents, ils seront flattés de vous servir. Un Artiste pressé, pressé aussi par ses confrères, n’a souvent pas le temps de développer des procédés au risque de s’y perdre. Faites réaliser vos idées par de bons artisans. Associez-les à votre succès en amenant un peu de lumière dans leurs antres de tâcherons, sans pourtant leur faire sentir que votre succès dépend d’eux. Sachez les mettre en concurrence, alternativement; ils glapiront de vous revoir leur donner du travail.

Par conséquent, si vous avez des choses à dire et pas de temps à perdre : FAITES DE LA PHOTO !

La photographie est la voie royale vers la renommée, le meilleur rapport énergie investie/notoriété. Le peu d’acharnement nécessaire pour asseoir votre popularité vous laissera du temps pour accumuler des théories, dont sont dispendieux tant d’intellectuels, pour en assaisonner vos Å“uvres. Pour ceux qui aiment les photos de vacances, le vélo, les papillons ou la tumescence des sexes de femmes, obstinez-vous, faites de votre monomanie votre marque de fabrique. Il faut que le public se dise : « Il doit quand même y avoir une raison à pareille détermination », même si ces raisons peuvent paraître floues.

Une idée simple pour renforcer la vigueur de vos premières créations consiste à utiliser des fragments de discours, des hellénismes, des aphorismes déjà existants, (les dictionnaires en regorgent), et de les accoler à vos oeuvres. Le public y verra une volonté de réflexion, même s’il ne comprend pas le sens de ce qui est proféré, et se verra, avec une ferme intelligence, remis à sa place. L’utilisation du mot Palindrome, tiré sur une bâche de six mètres de long tendue au-dessus de photographies que Gérald M. avait ramassées à terre (des ratés de photographes ambulants) a produit le plus bel effet dans le monde artistique local. L’artiste a su faire germer le doute, en associant, rien avec si peu. Retenons cette magistrale leçon !

Je dois confesser qu’une de mes activités favorites est d’écouter, incognito, la multitude qui visite mes expositions faire des commentaires sur mes Å“uvres. Il y a quelques années les gens disaient : « Comme c’est beau, comme c’est net… » ; et je savais que la netteté de mes images me distanciait de celles du profane pour me confirmer, derechef, dans mon statut de créateur. Aujourd’hui, la netteté est à la portée de tous ; pour exemple ma stupeur lorsque j’ai découvert sur la table de la cuisine des photographies qu’avait faites ma femme de ses élèves (alors qu’elle n’est qu’institutrice !), photographies d’une qualité abasourdissante. Les labos font aujourd’hui de n’importe quel néophyte un photographe consacré.

Andreas G. (700 000 US, pour prix moyen de l’une de ses photographies) a compris la menace. Il fait agrandir ses oeuvres dans des dimensions telles que ne peuvent s’y intéresser que des acquéreurs qui vivent dans des espaces avec plus de quatre mètres de plafond ; il ne s’adresse, par conséquent, qu’à une clientèle fortunée. En voyant grand il a su prendre de court tous ses collègues plasticiens photographes qui trépignaient, à sec d’idées, dans les antichambres des musées d’art moderne. C’est aujourd’hui la taille (et non plus la netteté) qui distingue le grand nombre de l’artiste accompli avec souvent, en plus-value, des cadres en bois clair, des caissons en alu brossé ou des images en sandwich sous plexiglas.

L’indéniable avantage du procédé photographique c’est qu’il peut se multiplier à l’infini, qu’il demande peu ou pas de culture à sa compréhension, et enfin que n’importe qui peut produire des images pour donner un peu de permanence au peu.

Si peu, je le peux !


Francis Traunig


Genève, décembre 2003


Réalisation NetOpera
© Francis Traunig 2005-2012